Les mouvements protestataires au Maroc et la dynamique du changement dans la continuité

Lecture dans l’ouvrage de Elhabib Stati Zineddine

Author: Elhabib Stati Zineddine.

Title: The Protest Movements in Morocco and the Dynamic of Continuous Change.

Publisher: Doha/Beirut: Arab Center for Research and Policy Studies.

Date of Publication: 2019.

Pages: 524.

La réflexion à propos du sujet de la protestation connait un désintérêt académique et une quasi-absence des études sur le phénomène dans le contexte arabe en général et celui du Maroc en particulier. En fait, ceci revient à plusieurs facteurs notamment la pénurie des ouvrages et les réserves émises à l’encontre des mouvements de protestation qui ont marqué (et marquent toujours) l’histoire politique du monde arabe et du Royaume durant la deuxième moitié du 20ème siècle. Ajoutons à cela que le terme de « mouvement de protestation » est souvent confondu avec d’autres termes et concepts apparentés, et se basant sur un seul modèle explicatif sans s’ouvrir aux autres modèles modernes accumulés par la sociologie politique. En fait, les recherches académiques disponibles se caractérisent par le chevauchement juridique entre le rassemblement public régi par le Dahir n° 1.58.377[1], et les autres formes de protestation notamment le sit-in[2] et la manifestation. Par conséquent, le terme « mouvement de protestation » est souvent utilisé d’une manière vague, décrivant des phénomènes différents ou similaires sans précision scientifique. Outre la prédominance de l’interprétation sécuritaire ou politique de la philosophie des conventions internationales et de l’esprit de la Constitution, les dits recherches adoptent les approches classiques afin d’expliquer les causes de la protestation, indépendamment des évolutions scientifiques qui ont suivi cette interprétation. Dès lors, la prise en conscience de tous ces éléments à caractère problématiques est nécessaire pour l’étude du sujet des mouvements de protestation.

Prenant en considération ce qui précède, il est à noter que le livre d’Elhabib Stati Zineddine intitulé “Mouvements de protestation au Maroc et le dynamisme du changement dans la continuité », publié par le Centre arabe pour la recherche et les études politiques[3], constitue une plus-value aux études humaines et à l’étude des mouvements de protestations en particulier. L’ouvrage a la particularité de révéler l’essence de l’action de protestation au Maroc, en suivant son chemin évolutif, en identifiant les principaux facteurs qui la contrôlent, et en se focalisant sur la réalité des mouvements de protestation vécus par les Marocains depuis l’indépendance jusqu’en 2017 y compris le Mouvement du 20 février.

En fait, dans sa quête à identifier les implications et les dimensions de la pratique de la protestation en relation avec la faiblesse du développement, la démocratie et la fragilité du système de médiation, les travaux de l’auteur ont permis d’obtenir des résultats importants, résumés dans plusieurs axes qui se chevauchent.

  1. Mouvement de protestation, signification et évolution

Après avoir invoqué toutes les définitions formulées à propos du terme « mouvement de protestation », l’auteur précise dans l’introduction de son livre que la présence intense des mouvements de protestation dans l’histoire humaine fait de ces mouvements un phénomène de société qui favorise tous les actes et comportements rebelles ou révolutionnaires. Cependant, il n’est nullement une insurrection limitée à la spontanéité, à la violence et à la disparition rapide, ni révolution, une scission qui finit par saper un ancien régime d’un État existant et le remplacer par un État moderne. Il ne s’agit pas non plus d’une désobéissance civile menée par une élite qui maîtrise les règles du jeu politique et qui tend à choisir des options et des intérêts avec une volonté temporaire.

Il conclut dès lors que la protestation n’est pas une simple appellation, mais elle a ses propres caractéristiques. C’est l’expression linguistique et physique d’un groupe de personnes (les protestataires) qui présuppose une relation tendue entre eux et une autre partie à cause de la mauvaise affectation des avantages et des intérêts d’un champ à qui ils appartiennent tous. Cette tension peut être présente dans les figures précédentes, mais pour l’auteur cette dénomination (mouvement de protestation) reste dépendante du parcours et l’issue qu’elle peut prendre. C’est un ensemble d’actions collectives distinctes des activités organisationnelles et institutionnelles. En d’autres termes, c’est le processus d’utilisation et d’occupation de l’espace public par des protestataires, dans le but d’exprimer des revendications de nature sociale ou politique, en dehors des institutions et des organisations traditionnelles, c’est-à-dire dans la voie publique, par le biais d’un sit-in, marche, manifestation, grève de la faim, ou menace de suicide, discours publique, boycott et autres formes de protestation de masse[4].

Concernant son évolution, l’auteur conclut que la protestation, au cours des six dernières décennies, est passée par trois générations. La première était associée à une période d’interdiction de manifester, de répression militaire sanglante et de violence réciproque. C’était une conséquence de la politisation de la pratique de protestation d’avant les années 90 par l’État, les partis politiques d’opposition et les organisations syndicales affiliées.

Dans les années 1990, les premiers signes de la deuxième génération ont commencé à apparaître avec la création de “l’Association nationale des diplômés sans emploi au Maroc”[5]. La stratégie d’occupation de l’espace public était un indice de la transition du politique de l’espace traditionnel, restreint aux acteurs politiques, à l’espace de protestation. Au cours des quatre années du « Gouvernement de l’Alternance » (1997-2002), de nouvelles formes de protestation ont émergé (mouvement féministe, mouvement islamique, mouvement amazigh, mouvement de chômeurs…), avec un rythme plus accéléré, et des formes et exigences plus variés. Manifestation et marche pacifique et revendications organisées ont pris le pas sur les émeutes et les grèves incontrôlées des années précédentes. À la troisième génération, le mouvement de protestation a connu un changement quantitatif et qualitatif, le nombre des mouvements ayant doublé et les manifestations ont atteint les zones rurales et urbaines, et ont été rejoint par divers segments de la société, y compris certains groupes qui étaient interdit de descendre dans la rue (certains hommes de l’armée, des gardes de la sécurité, des imams, des juges…). Contrairement aux années 60 et 70, dans lesquelles seule la monarchie était considérée comme responsable de l’échec des programmes de développement, les revendications des années 2000 se dressent contre le gouvernement, directement responsable des politiques publiques. Ainsi, un double changement s’est opéré : d’une part, la fonction de la rue s’est déplacée vers l’indignation contre les politiques publiques incapables à réaliser le développement dans diverses régions du Maroc, y compris les grandes villes, d’autre part, l’indépendance des mouvements de protestation vis-à-vis des partis politiques et syndicats est une réalité tangible, et l’écart entre les protestations populaires et ces organisations ne cesse de s’élargir.

  • La gestion de la protestation entre l’approche sécuritaire et la confusion des jurisprudences

Dans le quatrième chapitre du livre, l’auteur évoque les mesures de sécurité entreprises par les forces de l’ordre face aux mouvements de protestation. À ce sujet, l’autorité de régulation (le ministère de l’Intérieur et ses divers services internes et externes) est confrontée à de multiples contraintes notamment l’obligation de concilier le droit de manifestation, de rassemblement pacifique et le respect de l’ordre public, ce qui explique entre autres le recours à la négociation, le dialogue et la médiation entre les protestataires et la partie objet de protestation. Cependant, ce qui doit être noté dans cette transformation qui reflète la représentation du nouveau concept de pouvoir, est que les forces de sécurité sont toujours motivées par le souci de libérer l’espace public. La réponse des forces de sécurité à toute protestation ne comporte pas de réponse complète, ni de résolution au problème dans la mesure où il envisage de gagner plus de temps et de différer la décision d’intervenir par la force jusqu’à ce qu’il soit garanti qu’il est difficile de donner suite aux promesses du dialogue[6]. Ceci dit, l’intervention des forces de l’ordre est à bien des égards imputables à la confusion juridique entre le sit-in, forme privilégiée par les manifestants, et autres formes de rassemblements publics (réunions publiques, manifestations et rassemblements)[7]. Ce désaccord n’entraîne pas seulement des ambiguïtés persistantes et des incertitudes quant à la nature juridique du sit-in, mais il laisse également la possibilité à l’administration chargée de la sécurité de l’interpréter toujours en sa faveur, d’une manière qui porte atteinte au droit à la liberté de manifester pacifiquement. De ce fait, il est urgent d’envisager une révision complète du droit des rassemblements publics au Maroc pour renforcer la légitimité et rationaliser la gouvernance de la sécurité, tant dans des circonstances normales qu’en période de crise[8].

  • 20 février, le Mouvement et le pari du changement dans la continuité

Après avoir suivi et analysé les étapes du développement du Mouvement du 20 février, ses fondements et ses slogans, l’auteur précise dans le cinquième chapitre du livre, que le Mouvement se définit comme une protestation politique, à la suite de la vague de transformations régionales provoquées par le mouvement arabe au début de 2011. Influencé par la spécificité de l’État et la société marocaine, le Mouvement du 20 février a relevé comme défi le combat contre la corruption et le despotisme. Tenant compte de la prudence épistémologique requise pour suivre le cours et le sort d’un mouvement dont la dynamique est toujours en interaction avec les événements, l’auteur estime que malgré le fait que le mouvement ne s’est pas transformé en un mouvement de masse, ses protestations comparées aux mouvements des partis, ont été le véritable test du sérieux et l’efficacité des réformes entreprises par le Maroc ces dernières années. Ils pourraient même être considérées, à certains égards, comme une interpellation de ce que l’on a appelé une transition permanente, et l’acteur principal de la réforme constitutionnelle et politique qui s’en suivra après 2011. Par conséquent, l’interprétation et la compréhension du déclin du mouvement dépendent de l’invocation d’un certain nombre de facteurs. Certains sont externes, liés au développement des soulèvements populaires dans les autres pays arabes ou maghrébins, et d’autres internes relatifs à la structure du Mouvement lui-même et la spécificité du système politique marocain. Outre l’intelligence du régime et sa gestion prudente, ainsi que sa capacité d’initiative qui en résultait, le Mouvement était victime de sa fragilité organisationnelle et politique, qui s’est manifestée par son incapacité à gérer les différences idéologiques entre ses composantes. En d’autres termes, les forces du mouvement n’étaient pas épuisées « de l’extérieur » par la stratégie suivie par l’institution royale, mais au fil du temps, elles se sont retrouvées sous un autre type d’influence, qu’Ibn Khaldoun appelle, si nous pouvons emprunter le terme, “la défaite de l’intérieur”. Par conséquent, toute interprétation de la situation actuelle du Mouvement devrait évoquer les divers changements dans les positions qui caractérisaient ceux qui ont participé, avec enthousiasme au soutien d’une expérience marocaine par excellence, et qui ont cru que les mouvements de protestation marocains peuvent obtenir des acquis que les organisations syndicales et politiques traditionnelles n’ont pas réussi à atteindre[9].

  • L’interprétation de la protestation à la lumière de la sociologie politique

Soumettre la pratique de la protestation à une analyse multidimensionnelle à la lumière des thèses produites par la sociologie politique est l’un des grands apports de ce livre. L’auteur estime que la remontrance ou la protestation locale, pour des raisons historiques, sociales, politiques et juridiques, ainsi que sa complexité en termes de diversité de motivations, d’exigences et d’enjeux, est difficile de la soumettre à une interprétation donnée par telle ou telle théorie de la sociologie politique (la théorie de la privation relative, la thèse de la lutte des classes, la théorie de la mobilisation des ressources, les opportunités politiques, et l’encadrement). En fait, l’étude des mouvements de protestation au Maroc montre que ses motivations s’immiscent et s’interfèrent. L’idée de marginalisation et de dignité, ou sa forme négative de «hougra»[10]dans le discours des habitants des petites villes, des banlieues des grandes et moyennes villes et des zones rurales, interagis avec la capacité des acteurs à encadrer et organiser des manifestations sociales autour d’intérêts économiques, territoriaux, ethniques ou symboliques.

Contrairement à tous les mouvements antérieurs, le Mouvement du 20 février a réussi à créer un compromis, même fragile, entre deux idéologies contradictoires, qui ont toutes convenu de tirer parti des erreurs du passé pour un avenir meilleur[11]. Dans une référence importante, l’auteur attire l’attention sur le fait que cette confluence d’idéologies ou l’acculturation des générations exprimées par le Mouvement, corrobore la nécessité d’approfondir la recherche sur ces théories explicatives dans l’optique d’une meilleure compréhension des mouvements de protestation à l’avenir. Actuellement, les paramètres et indicateurs d’une nouvelle action de protestation se profilent à travers l’augmentation et l’élargissement des groupes de protestation et les zones géographiques de leurs actions. De ce fait, les retraits et les contractions observées dans les manifestations de protestation sont temporaires, celles-ci pourraient bientôt revenir avec force. En conséquence, le retard dans la réforme des problèmes socio-économiques menace à tout moment la paix sociale et la stabilité politique dans notre pays, principalement en raison d’un déséquilibre structurel dans la médiation sociale et politique. Socialement, ce déséquilibre se manifeste par la faiblesse du lien social et la fragilité du niveau de confiance, et politiquement par la crise de vieilles relations centrées sur les notables et les cadres de médiation traditionnelle.

En outre, la fragmentation du champ politique et la logique du pragmatisme “personnalisé” qui y règne, ainsi que de la croissance du chômage dans les rangs d’une jeunesse urbaine instruite, fait que la politique est aperçue négativement par ces jeunes qui ont un individualisme excessif. Cette approche individualiste est interprétée par George Simmel par le sentiment de l’individu qu’il est le seul concerné par son propre destin et que la responsabilité du succès ne concerne personne d’autre que lui[12]. Lier cette situation aux transitions sociétales que nous avons déjà mentionnées a entraîné de graves déséquilibres, notamment des phénomènes sociaux et politiques qui menacent la cohésion sociale. Alors que les liens familiaux restent le facteur principal du sentiment de sécurité et de confiance chez les marocains, les transformations de la société ont affaibli les relations au sein des familles et, par conséquent, les liens sociaux et la coexistence. La confiance au sein de la société marocaine est faible, à la fois entre les personnes et envers les institutions.

L’auteur explique progressivement les transformations, pour mener le lecteur vers les conclusions adoptées. Dans une logique claire et une séquence ordonnée, l’auteur présente des éléments pour comprendre les relations polarisées dans l’histoire politique et sociale du pays : l’individu et la société, la société et l’État, l’État et le développement, le développement et la liberté, si nous empruntons l’expression de “Amartya Sun”. Cette réflexion a permis d’en tirer la conclusion suivante : le faible lien social est lié au manque de sens civil dans les espaces publics, routes et espaces collectifs, tels que la propriété commune, et à des manifestations accrues de non-respect de la loi, de la propriété publique et de la propriété d’autrui, ainsi que des droits des personnes et de leur intégrité civile et morale. Ceci montre que les Marocains, selon l’auteur, vivent dans une crise de médiation sociale et politique marquée par la fragilité du lien social. Il continue à interpréter cette crise comme exacerbée par le faible niveau de confiance, qui se manifeste politiquement par la crise des relations centrées sur les notables, les cadres de médiation traditionnelle, sans parler d’autres facteurs mentionnés plus haut en l’occurrence, l’éclatement du champ politique et le chômage de la jeunesse urbaine qui tourne le dos à la politique.

En raison des difficultés économiques, cette dernière a un sentiment croissant de liberté restrictive, perte, fragilité, d’inutilité et de mépris de soi, et d’être victimes d’une société sourde, indifférente et leur méprisante. Cela produit une variété de protestations, exploitant les accumulations passées, se renouvelant et réagissant aux événements urgents.

À la lumière des données que le livre a traitées, il paraît bien que le chercheur a abordé un sujet épineux avec une intelligence scientifique, à travers laquelle il a dégagé une idée qui mérite une réflexion : La protestation qui reflète les conflits sociétaux, qu’ils soient réels ou virtuels, continuera d’être présent dans l’espace public et sera objet de débat public compte tenu de ce qu’il appelle la faiblesse du politique et la fragilité du développement au Maroc.


[1] Dahir n°1.58.377 du 15 novembre 1958 tel qu’il a été modifié et complété. Bulletin officiel numéro 2404 BIS du 27.11.1958.

[2] Plus proche du mot arabe «  وقفة احتجاجية ».

D’origine anglais to sit in qui signifie s’asseoir sur. C’est une manifestation non violente qui consiste à s’asseoir par terre dans les lieux publics en signe de protestation. REY Alain (dir rédaction)., Le petit Robert micro, Paris, 2013, p :1338.

[3] Composé de (524 pages au milieu, documentées et répertoriées) de six chapitres et d’une conclusion. Plus d’informations sur l’ouvrage sont disponibles sur le lien suivant :

https://www.dohainstitute.org/ar/BooksAndJournals/Pages/Protest-movements-in-Morocco-and-the-dynamic-of-change-within-continuity.aspx

[4] Elhabib Stati Zineddine, op cit , pp :23-34.

[5] Les membres de l’association défendent l’idée qu’ils ne sont pas des chômeurs mais des diplômés Mises en chômage par l’État.

[6] Elhabib Stati Zineddine,op.cit, p :255.

[7] La jurisprudence concernant le si-in (الوقفة الإحتجاجية) se divise en deux groupes, l’un d’entre eux exclue cette forme de protestation du cercle des formes de rassemblements publics régies par la loi 76.00, qui ne considère pas les participants à un si-in qui est restée pacifique, immobile dans l’espace public, comme des manifestants ou protestataires. Par conséquent les juges, dans ce cas, ont tendance à décriminaliser cet acte. Toutefois, dans les mêmes conditions, certains magistrats ont procédé à l’adaptation juridique du sit-in en tant que manifestation, forme de rassemblement public, qui doit être préalablement autorisée par les autorités locales, afin d’éviter la décision d’interdiction.

[8] Elhabib Stati Zineddine, op cit.

[9] Ibid. pp :281-398.

[10] En arabe dialecte « الحكرة » plus proche du terme mépris.

[11] Elhabib Stati Zineddine, op cit. pp:399-448.

[12] Pour plus d’informations, voir : Gorges, Simmel, Sur Métropoles et mentalité, in L’école de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, New York, 2004.