L’Etat moderne et la question de la construction d’une identité collective

Cette étude a été publiée en tant que ouvrage collectif par le Centre Takamul d’études et de recherches en 2021 : “L’Etat et la question de l’identité au Maghreb – ouvrage collectif –” l’ouvrage est disponible dans les bibliothèques et dans le site web Takamul.


La question de la construction étatique (State Building) n’est pas qu’une question historique ; c’est une question dont l’intérêt est toujours d’actualité, non seulement pour les Etats dont la construction reste inachevée, mais également pour ceux qui sont des Etats consolidés.

Le passage de types d’organisation politique anciens – nommés, selon les auteurs et les choix théoriques et les interprétations, Empire [1], Etat patrimonial [2], segmentaire ou sans Etat [3], ou encore « tributaire » – à un Etat moderne n’a été ni un processus simple et uniforme. Il n’a pas été non plus la conséquence d’une rupture brusque et radicale dans l’évolution d’un type à l’autre. De même, il n’existe aucun type pur aussi bien dans les formes d’organisation politique que dans les types de société, ni même dans les modes production [4] sensés leur correspondre, bien que l’on puisse distinguer, par leurs caractéristiques la société traditionnelle communautaire de la société médiévale, ou encore celle-ci de la société moderne [5].

La construction étatique, est pour la quasi totalité des théoriciens, y compris marxistes, dont Bob Jessop [6]résume les idées, un processus complexe qui montre que l’Etat n’est pas né de manière uniforme, instantanée ou en un seul endroit, pour ensuite se propager ailleurs. Il a été, selon lui, inventé à plusieurs reprises, a eu ses hauts et ses bas, et vécu des cycles récurrents de centralisation et de décentralisation, de territorialisation et de déterritorialisation.

La théorie sociologique s’est intéressée emparée de l’Histoire pour essayer de présenter des modèles explicatifs du passage des modes d’organisation sociale traditionnels aux modes modernes, et concernant la question étatique, le passage des modes d’organisation politiques traditionnels, les empires par exemple, à l’Etat moderne. Nombreux sont les auteurs qui ont écrit sur ce processus, mais certains sont considérés comme plus influents que d’autres.


[1]– Les travaux sur les empires sont très nombreux et divers mais nous pensons que c’est S. N. Eisenstadt (voir ci-après pp. 12 et suivantes) qui a le plus et le mieux théorisé cette forme d’organisation politique, voir entre autres, S. N. Eisenstadt,. The Political Systems of Empires: The Rise and Fall of Bureaucratic Societies. New York, Free Press of Glencoe, 1963 ; S. N. Eisenstadt, Primitive Political Systems: A Preliminary Comparative Analysis, in American Anthropologist 61, 1959 ; Johann P. Arnason, S.N. Eisenstadt, and Björn Wittrock, Axial Civilizations And World History, Brill Leiden • Boston 2005 ; S.N. Eisenstadt, M.Abitbol and N. Chazan , Les origines de l’État: Une nouvelle approche, in Annales Histoire, Sciences Sociales, 38e Année, No. 6 (Nov. – Dec., 1983), pp. 1232-1255 ; S.N. Eisenstadt, Comparative Civilizations And Multiple Modernities, Brill Leiden • Boston 2003 ; Multiple Modernities, Daedalus, Vol. 129, No. 1, Multiple Modernities (Winter, 2000), pp. 1-29 ; voir aussi Ian Morris and Walter Scheidel (Ed), The Dynamics of Ancient Empires ; State Power from Assyria to Byzantium, 2009 ; Jonathan Hart, Comparing Empires ; European Colonialism from Portuguese Expansion to the Spanish-American War, Palgrave macmillan, NY, 2003.

[2] Concept wébérien, comme on le verra ci-après, pp.2 et suiv.

[3]-LapierreJean William, La société contre l’Etat, Editions de Minuit, 1974

[4] -Samir Amin le rappelle de manière assez claire : « Aucun de ces modes de production n’a jamais existé à l ‘état pur – les sociétés historiques étant des formations qui combinent ces modes de production d’une part (par exemple : communauté villageoise , esclavage patriarcal et rapports marchands simples entre chefs de famille de communautés voisines) et d’autre part organisent les relations entre la société locale et d’autres sociétés (qui se manifestent par l’existence de rapports de commerce lointain), in L’accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970, p.247

[5] La société moderne, c’est aussi la libération de l’individu par rapport aux jougs collectifs anciens ; Alain Renaut, par exemple, retient le principe d’autonomie comme caractéristique essentielle de la liberté des modernes. Reprenant l’opposition que faisait Benjamin Constant entre « la liberté des Anciens » et « La liberté des Modernes », il veut montrer qu’ « avec la modernité se serait imposée une représentation inédite de la liberté humaine, comprise pour la première fois en termes d’autonomie. » Cette autonomie est foncièrement liée au principe du libre choix de la part de l’individu, chose qui était étrangère aux Grecs.

[6] -Jessop Bob, State and State Building, inThe Oxford Handbook of Political Institutions, Edited by Sarah A. Binder, R. A. W. Rhodes, and Bert A. Rockman , 2008, pp.111-130